« Le Festival »

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Petite bière nocturne en bordure de voie.

Il n’est même pas tard, le soleil rechigne à partir se coucher. Allada s’enroule lentement dans son pagne orangé et des volutes d’obscurité s’empressent de venir tendrement la border.

Lorsque le soleil disparaît, la voie devient encore plus dangereuse, tous les véhicules n’ayant pas de phares…

Il est tout juste dix-neuf heures. En lente procession, des dizaines de mastodontes, rongés par la rouille et grimés de poussière, font barrir leurs vétustes moteurs. Ces carcasses d’acier, tuméfiées par des kilomètres de pistes, partent au nord prolonger leur lente agonie. Le Mali, le Niger ou le Tchad signeront un jour leur arrêt de mort et un soleil de plomb les y enterrera, veillant ainsi sur une immobilité foisonnante de souvenirs. Cet incessant ballet semble être voué à ne jamais prendre fin, et chaque changement de vitesse sera peut-être le dernier soupir de ces géants aux écrous d’argile.

Jadis criblée d’ornières et habillée d’un goudron cataclysmique, la route traversant tout le pays va être remplacée par une quatre voies made in China: les tractopelles sont attendus comme le Messie. Je ne reconnais plus la ville que j’ai laissée il y a un an. L’annonce du chantier a eu raison de tous les bâtiments érigés le long l’artère principale, gravats et ruines dessinent maintenant une plaie béante où, d’ici quelques mois, vont pulluler ingénieurs et ouvriers. Triste vision… Dans ce charnier de ciment, briques et taules gisent les tripes à l’air, il n’y a plus rien à faire, le temps semble s’être arrêté sur ce décor post-apocalyptique.

Magloire achète un peu de « jus » le long de la voie, son téléphone portable n’a plus du tout de crédit.

L’harmattan n’a pas eu la force de souffler cette année. La morosité ambiante a même eu raison de ce combattant d’une autre époque. Pour ne pas faillir à sa réputation, il a tout juste trouvé de quoi emporter dans les airs quelques grains de sable esseulés. Son voile minéral, jour blanc africain saupoudrant d’ocre les peaux les plus noires, me manque presque. L’atmosphère est si lourde…

La nuit est belle, et bien tombée. « Le Festival », buvette improbable… Accoudé à une table dont la surface poisseuse me donne l’impression que la peinture n’a jamais eu envie de sécher, je me laisse choir dans ce chaos organisé. Délice improbable du voyageur. L’attente en bordure de route pile sans relâche mes ischions sur d’inconfortables tabourets en bois, autels multicolores donnant l’impression d’être les seuls rescapés de cette terrasse éventrée par le temps qui passe; je me fais à ce concept élastique qui veut qu’une journée, ici, n’ait ni vraiment de début, ni vraiment de fin.

L’éclairage public ne fonctionnant qu’à très peu d’endroits, la nuit transforme les voies en véritables ballets des ombres.

Pris en étau entre la nonchalance souriante des ombres qui défilent devant moi et l’effervescence nauséabonde des véhicules qui surgissent de toutes parts, je savoure! Je savoure cette Afrique, mon Afrique: bruyante, rutilante, bigarrée, écorchée; elle a raison de moi.

Quel plaisir de prendre le temps de m’immerger corps et âme dans ce décor qui suinte la leçon de vie et retourne chaque millimètre carré de mon être. La chaleur épaisse qui a pris insidieusement possession de moi pendant la journée lutte amèrement avec les gorgées salvatrices que je préfère en bouteille plutôt qu’en pagne. Ivre de bonheur là où d’autres auraient sans doute sombré dans les abîmes du désespoir, je me pose des questions. Malgré les effluves de kpayo qui embrument mes neurones, je cherche à prendre du recul et à comprendre comment on a pu en arriver là: une même Terre, mais pas le même Monde…

Les basses surpuissantes d’un soyoyo endiablé, vomi par de gigantesques enceintes, pilonnent mes tympans et me sortent brutalement de mes pensées pour me replonger dans l’instant présent où je me noie avec délice. Depuis que je suis arrivé au Bénin, j’oscille ainsi entre des visions trop réalistes que mon cerveau essaie de me chuchoter et des émotions enivrantes que mon coeur hurle en boucle. Une bouteille de plus vient s’échouer sur cette table mal repeinte qui sert de perchoir à mes divagations de fin de journée. Sans même avoir à prononcer le moindre mot, je partage mes états d’âme avec mon voisin, voyageurs ordinaires comptant l’un sur l’autre pour survivre à une solitude qui rend fou.

Tour à tour, les rencontres de la journée viennent s’installer à ce bureau de fortune pour discuter de tout et de rien, pour refaire leur monde autant que je refais le mien. J’essuie avec gêne des salves de remerciements, alors que je suis incapable de leur faire comprendre tout ce qu’ils m’apportent. Héros ordinaires aux vies douces-amères, je leur dois tellement…

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